Vous ne travaillez plus. Vous vous êtes mise au service de votre petite famille à la naissance du deuxième, il y a bientôt quinze ans. À l’époque vous pensiez bien faire. D’ailleurs, au début c’était bien, aller les chercher à l’école, faire le goûter et les devoirs, donner le bain, lire des histoires, ne plus se farcir le métro et les retards et le boulot, les sommations du chefaillon, les histoires de cul des collègues, les clients et leurs doléances.
Au tout début c’était même chouette d’aller traîner les commerçants pour trouver l’idée du repas, concocter la tarte du jour et voir vos garçons dévorer. C’était gratifiant d’être là, de tenir au chaud le dîner quand votre mari rentrait tard et de l’entendre vous remercier « T’es la meilleure, ma p’tite chérie, je sais pas c’que je ferais sans toi » C’était normal d’accompagner.
Vous déposiez Paul au football et Pierre au Racing tennis-club, Paul au judo, Pierre à l’escrime, Paul à l’anglais, Pierre à l’allemand, Paul à ses boums et Pierre aux siennes … ces deux-là n’avaient jamais fait des choix qui réduisent vos trajets. Ni les mêmes sports, les mêmes amis, ni les mêmes envies, les mêmes rêves.
A l’époque, vous vous foutiez bien des commentaires de Séraphine, votre amie d’enfance militante, qui en féministe accomplie vous ressassait : ” Tu perds ton temps, y aura pas de reconnaissance ! ” Vous aimiez être au petit soin, toujours d’attaque et disponible, vous pensiez être alors utile à leur bonheur, leur équilibre, tenir le rôle de votre vie, mais voilà les leurres ont une fin !
Ça commence toujours pour un rien, un petit reproche anodin, du genre : « Chérie tu cuisines trop et puis c’est toujours bien trop gras ! » Du genre : « Maman j’ai quatorze ans ! Tu peux frapper avant d’entrer ? » Du genre qui lèvent les yeux au ciel, qui se foutent bien de vos journées, qui critiquent tout, s’énervent pour rien, du genre masculin puissance trois. Pourtant, vous n’avez rien changé, ils ont juste pris l’habitude, que leurs lits soient faits en rentrant, que leur linge soit dans les placards, que vous ayez fait la blanquette avec les carottes comme ils aiment, que vous ayez pensé à tout. Ce « tout » est devenu normal.
Ce soir, c’est votre anniversaire, vous soufflez vos 40 bougies. Votre mari vous a laissé l’organisation de la fête comme on délègue au mieux placé. Vous avez réservé chez Georges, une brasserie qu’il voulait tester. La famille, les amis sont là, en rang d’oignon qui vous attendent et vous sentez dans votre gorge monter la boule qui vous étrangle, vous sentez que c’est pour ce soir. Votre mari est tout sourire, il fait son show de séducteur devant les convives subjugués par tant d’amour après 20 ans, vos fils vous enlacent, vous embrassent avec une ferveur outrancière… on se croirait au cinéma.
Vous ne sauriez bien l’expliquer toutefois vos racines paysannes s’agacent dans votre boite crânienne Ah les cochons, ça mes cochons, vont me l’payer, bordel de dieu ! Alors vous commencez comme ça : « Ah bah, mes cochons quel spectacle ! Il y a une caméra cachée ? » Et en les fixant tous les trois, vous enchainez : « Vous vous êtes achetés des sourires ? Vous les avez loués pour ce soir ? C’est pour faire beau sur les photos ? Expliquez-moi que je comprenne ? »
L’assistance a fait le silence, médusée par votre tirade, votre mari vous dévisage, incapable du moindre mot et vos deux fils sont statufiés. Seule Séraphine a le sourire. Mais vous n’en avez pas fini et vous reprenez de plus belle : « Parce que là, je suis déroutée. D’habitude, je sais comment faire, mais là je ne suis un peu perdue… D’habitude c’est réclamation, mines renfrognées et agacements. Un mélange de désintérêt et d’ingratitudes générales. Mais là, les gars, vous m’épatez ! Ça mes cochons, vous m’épatez ! Laissez-moi rafraichir vos têtes : quinze ans que je vous tiens la main, soigne vos rhumes, fais vos valises, quinze ans que je repasse vos fringues, que je fais la voiture balaie et la cuisine et le ménage, que je ramasse vos chaussettes sales, que je vide des tonnes de poubelles, que je range des tonnes de vaisselles, que j’achète les biscuits ceci, que je pense au coca cela, aux rasoirs cinq lames et pas trois. Quinze ans que je me tape vos vies au lieu de réussir la mienne et pas un seul merci pour ça ? Merci, c’est simple, c’est rien du tout ! Deux syllabes, c’est pas compliqué ? »
Ils vous regardent tous les trois comme si vous étiez quelqu’un d’autre, comme s’ils ne vous connaissaient pas. Votre époux a l’air sidéré, Pierre a les larmes au bord des yeux et Paul se contient comme toujours. Vous réalisez votre esclandre, vous avez craché sur un titre qui aurait dû vous accomplir, vous êtes coupable du pire des crimes qu’est d’abjurer son rôle de mère. Parce que la mère se sacrifie, la mère s’oublie, la mère endure… Vous vous sentez la pire des femmes et au moment d’ouvrir la bouche pour présenter vos plates excuses, vos deux fils font un pas vers vous. Un pas qui présage du changement, qui fera d’eux des hommes nouveaux, des futurs maris respectueux.
« Merci maman ! Merci pour tout »
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